river grove, illinois (2006) ≈ silke, seize ans Chaque pas sur les marches de l’escalier semblait faire le bruit d’un éléphant en rut : ce n’était pas faute d’essayer d’être la plus discrète possible. Sur la pointe des pieds, Silke priait tous les Dieux en lesquels elle ne croyait pas, pour ne pas se faire prendre. Sa mère n’était pas là, c’était presque sûr ; mais il y avait, planquée dans cette maison, une créature bien pire que la matriarche du clan féminin qu’elles constituaient. Une porte s’ouvrit à la volée – et la brune n’aurait pas été surprise d’entendre s’échapper de là-bas, de la musique classique et l’odeur de perfection, la frappant de plein fouet. «
Je peux savoir où tu étais ?! » Plus besoin de prétendre ou même d’être perchée sur le bout de ses pieds (une épreuve, quand on a des litres d’alcool dans le sang). Silke soupira bruyamment, se retenant difficilement de lever les yeux au ciel : mater la bête n’était pas la meilleure solution qui soit, mais la provoquer, c’était pire encore. «
Tu as la moindre idée de ce que j’ai pensé ?! J’étais folle d’inquiétude, Si’ ! Et maman ? T’imagines si elle était rentrée de son voyage d’affaire sans que tu sois là ?! » tant de culpabilité qu’on essayait de faire peser sur sa conscience, alors même que son seul crime était d’être allée à une fête à quelques pâtés de maison d’ici. Elle avait seize ans, après tout ! Miss parfaite, elle, en avait vingt déjà, et semblait déjà être atteinte par la crise des psychotiques de quarante ans. Quelle corvée. «
J’t’ai pas demandé de m’attendre ! Et puis franchement, tu vas m’faire croire que tu t’inquiétais, toi ?! » la petite vie de l’aînée des Alvarez était si
prenante qu’elle se préoccupait rarement d’autre chose que de son petit train-train : essayer de faire avaler à la cadette de la fratrie qu’elle avait été le sujet de bien des inquiétudes, c’était juste un mensonge. Un stupide mensonge. Silke aurait voulu pouvoir gravir les marches de l’escalier, pouvoir passer à côté de sa sœur avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche, et claquer la porte de sa chambre derrière elle. Mais l’aînée l’attrapa par le bras avant qu’elle n’ait eu le temps de s’enfuir, la retenant pour l’inspecter. «
T’es complètement ivre en plus ! T’as conduit dans cet état, sérieusement ?! » la leçon de morale s’annonçait fracassante, mais la brune ouvrit la bouche bien assez tôt : «
Non, j’suis pas conne, figure-toi ! Mason m’a ramenée… » et alors qu’elle aurait bien voulu hurler cette réponse, sa gorge se tordit, au moment où elle croisa le doute dans les prunelles de sa sœur. Mason était le petit ami Tasha, et déjà glissait entre les deux sœurs un indescriptible malaise. Silke détourna le regard, gênée pour la première fois, abandonnant toute résistance. «
J’savais que t’allais me faire une leçon de morale à la façon miss-parfaite si j’t’appelais toi. Alors j’l’ai appelé lui, y’a rien d’autre à savoir. C’est pas une balance, lui au moins. » elle l’avait appelé aussi parce qu’elle avait connu des déboires amoureux, quelques mois plus tôt, et que Mason avait été celui qui l’avait aidée. Soutenue. Elle l’avait appelé parce qu’il était comme elle, hanté par la soif de la vie, et qu’il ne la jugeait pas, contrairement à sa famille. Elle l’avait appelé parce qu’elle se sentait bien, sans entrave avec lui. Mais tout ceci, elle ne pouvait pas le dire à sa sœur, ni même soutenir le regard de celle-ci alors que les non-dits devenaient si pesants. Sans autre forme de procès, Silke fit volte-face, atteignant la porte de sa chambre pour la claquer derrière elle.
river grove, illinois (2008) ≈ silke, dix-huit ans Cela faisait des mois que Tasha en parlait ; Silke avait été la seule à ne sembler guère s’en réjouir : elle allait finir ses études à New York, sous le patronat d’une grosse boîte qui lui avait déjà promis un emploi, loin de chez elle. Tout pour satisfaire l’ambition grandissante de Tasha ; avoir ce qu’elle voulait, c’était un peu une seconde nature chez elle, si tenace, si travailleuse. On disait facilement la cadette jalouse de son aînée, à cause de la retenue qu’elle gardait pour chaque chose qui concernait sa sœur : s’étaient-elles déjà, un jour dans leur vie, entendues d’une quelconque manière ? Si tel était le cas, tout était bien loin désormais ; c’était
compliqué, comme elles se plaisaient si bien à le dire. Plus compliqué encore, depuis que la brune sentait l’immuable arriver : Mason allait devoir choisir. Entre elle et Tasha, entre une adolescente mineure avec qui il connaissait des hauts et des bas, et une fille de son âge, si ambitieuse qu’elle lui promettait un avenir stable et brillant. Le choix était si vite fait. Et c’était mieux comme ça ; car ce qui hantait aujourd’hui Silke plus qu’autre chose, c’était la culpabilité. La culpabilité d’avoir un jour cédé à l’appel lascif des lèvres de Mason, de leurs sens, les connectant inlassablement l’un à l’autre : depuis combien de temps cette mascarade durait-elle ? La cadette des sœurs Alvarez, rentrant parfois chez elle, après s’être arrêtée chez Mason, fuyant le regard de sa sœur aînée, la révélation qui aurait dû passer ses lèvres à de nombreuses reprises. Est-ce qu’il aimait sa sœur, après tout, pour la traiter de la sorte, être prêt à la tromper avec le sang de son sang ? Il disait volontiers que c’était plus compliqué qu’il n’y paraissait : Mason et Tasha semblaient heureux, complémentaires d’une certaine manière, à chaque fois qu’ils étaient ensemble ; et elle acceptait cette vérité. Elle acceptait de se dire que c’était
compliqué plutôt que de prendre ses responsabilités en main, choisir sa vie, et se défaire de cette situation détestable. D’ici une poignée de mois, elle partirait elle aussi, à Chicago pour introduire l’Université ; Chicago, la ville qui lui faisait tant envie. Enfin un avenir loin des petites ruelles ennuyeuses du River Grove bien rangé où elle avait grandi. Et pour une seconde, elle avait pensé, le lieu idéal pour vivre son idylle avec Mason sans plus penser à Tasha. Mais c’était Tasha ; sa sœur, malgré tous leurs différends. Tasha, celle qui avait veillé sur elle à de nombreuses reprises. Tasha qu’elle se plaisait à construire comme une créature insatiable pour ne pas sentir le poids de sa responsabilité venir lui tordre les entrailles. Les mains moites, le cœur battant à tout rompre au fond de sa poitrine, Silke avait écouté le discours de Mason en gardant le silence – elle, muette, c’était un exploit : mais que pouvait-elle dire ? Que dire face au choix du jeune homme ? Le retenir ? Non, elle n’en avait sans doute pas envie ; ce qu’ils avaient, elle appelait volontiers ça de la passion, pure et dure – elle n’avait pourtant que dix-huit ans, et que connaissait-elle de l’amour ? Elle savait qu’il aurait pu lui arracher le cœur à mains nues sans lui faire autant de mal. Mais ça, elle ne le formulerait jamais à voix haute. Sûrement pour se déculpabiliser, ou alléger le poids de ses mots, il fit un mouvement pour venir prendre la main de Silke dans la sienne ; mais elle recula, se soustrayant à ce contact plus tortionnaire qu’autre chose. «
T’as raison. T-tu… Tu devrais partir, Mason. » partir d’ici, ce petit bar où ils s’étaient retrouvés pour
parler calmement. Partir de la ville, direction New York, sans se retourner. Partir de sa vie, et enfin la laisser tranquille. Et ne plus jamais revenir.
chicago, illinois (2009) ≈ silke, dix-neuf ans L’entrée à l’Université. Soi-disant l’une des plus grandes étapes de la vie, et tout ce qui va avec. Depuis combien de temps est-ce que Silke avait attendu cela, patiemment puis impatiemment ? L’été était passé vite, trop vite, mais désormais, elle était prête à faire le pas décisif qui la mènerait dans la cour des grands. Le lycée, c’était loin derrière elle désormais, tout comme les quelques préjugés qui avaient trainé sur elle. Nouveau look, nouvelle vie. Nouveau départ. Son sac perché sur son épaule, ses yeux sombres naviguant d’un coin à l’autre du campus, la brune se laissa aller à apprécier le moment. De longues secondes, le temps d’avaler une longue bouffée d’air frais : un pas de plus dans ses ambitions, ses volontés de devenir quelque chose d’autre. Plus qu’une adolescente, plus qu’une lycéenne fêtarde, plus qu’une fille du trou paumé qu’était River Grove. Ses pas la guidèrent instinctivement au cœur du campus, où les cris l’appelaient un à un : l’association des machins bidules, l’association des élèves comme ci-comme ça, tant d’informations qui glissaient dans son cerveau à une vitesse ahurissante. Et les premières lettres grecques, peinturlurées partout, affichées sur des tee-shirt portés par quelques personnes dans l’assemblée. Des filles attirèrent son attention, envoyant des prospectus de tous les côtés ; un assemblement de lettres, l’appel aux candidatures pour faire partie de leur sororité. Puis une voix, interrompant subitement le flot de songes qui avait pris la fille Alvarez. «
Crois-moi, tu veux pas faire partie de ce groupe-là. » Le type en face d’elle semblait à peine plus vieux qu’elle ; sans doute n’était-il ici que depuis une année, et Silke fut presque tentée d’ouvrir la bouche avec provocation pour lui demander ce qu’il pouvait bien savoir d’elle. «
J’ai amassé un certain nombre de photos un peu spéciales des filles de ce genre aux fêtes… t’es pas du genre à finir comme ça. » Si seulement il savait, toutes les choses débiles et parfaitement futiles qu’elle avait faites au lycée. L’Alvarez eut à peine le temps de froncer les sourcils, plisser le nez dans une expression à mi-chemin entre la suspicion et l’amusement, qu’il avança un autre prospectus, avec d’autres lettres grecques. «
Je suis sûr que t’es plus du genre Delta Upsilon. » et sans autre forme de procès, il passa à quelqu’un d’autre. Delta Upsilon ? Après tout, de quelle veine était-elle ? Fille volage et superficielle, cette même lancée qu’elle avait prise au lycée ? Non merci… ce n’était plus elle, et sans doute que ça ne l’avait jamais été. Nouvelle ville, nouveau look, nouvelle vie, non ?
chicago, illinois (2015) ≈ silke, vingt-cinq ans Sa grand-mère était morte. Alors pourquoi ne pleurait-elle pas ? Alvarez du nom de famille. Comment pourrait-elle pleurer, après tout ? Elle ne connaissait rien de cette femme, tout comme elle ne connaissait rien de son père. Le nom qu’elle portait, Alvarez, était simplement l’infini rappel de ce qu’était sa vie depuis le début : décousue, de A à Z. Sa mère avait accouché d’elle seule, et les rares fois où Tasha avait daigné parlé de leur père, c’était pour décrire un homme dont elle n’avait que très peu de souvenirs. La rancœur que Silke avait nourri à l’égard de son paternel invisible pendant longtemps, était finalement devenu de l’indifférence : voilà que les Alvarez faisaient leur entrée dans sa vie de manière fracassante. Et elle détestait cela. Car si elle avait appris à choisir sa vie, à choisir qui en faisait partie, c’était ici une intrusion qui lui déplaisait plus que de mesure. Alors comme ça, la grand-mère qu’elle n’avait jamais rencontrée, avait décidé d’ajouter sa petite fille invisible à son testament ? Quelle connerie. «
Fais comme tu veux, mais imagine qu’elle t’ait légué des millions de dollars ou un vieil appareil photo de type-... » Silke ne se souvenait déjà plus de la phrase ironique que son meilleur ami avait lancé, au vent comme ça. Qu’est-ce que ça pouvait changer ? Elle n’en voulait pas, des millions d’euros de sa potentielle famille paternelle. Elle ne voulait pas d’eux, tout simplement. Ou peut-être, ne voulait-elle surtout pas faire un pas de trop dans ce jadis qui lui avait déjà échappé à de nombreuses reprises : que ferait-elle, si elle voyait son père ? L’homme qui l’avait abandonnée. L’homme qui avait abandonné sa mère pour partir avec une autre femme, alors même qu’elle avait été enceinte. Il ne méritait franchement rien de sa part. «
C’est juste un papier, Si’. Sois sure de pas avoir de regret, c’est tout. » alors qu’est-ce qui l’amenait dans ce bureau d’avocat, ici, en plein cœur de Chicago ? Son père vivait visiblement à une dizaine de kilomètres du petit bled où elle avait grandi, et pas une seule fois n’avait-il daigné prendre quelques minutes de son temps pour aller la voir. Alors quoi ?! Il n’était pas question de son père ici, mais de sa grand-mère. Quelle était la différence ? Elle était aussi peu une Alvarez qu’allemande ! C’était juste un nom. Le même nom que celui que sa mère avait conservé, malgré sa séparation d’avec l’homme qu’elle avait aimé, malgré l’abandon. Parce qu’elles étaient les abandonnées d’un homme nommé Alvarez, mais rien d’autre. Les mains moites, les entrailles tordues dans tous les sens, Silke attendait qu’on lui dise qu’elle pouvait entrer dans le bureau de l’avocat : elle était en retard, certes, mais elle n’avait certainement pas voulu sécher une classe, pour accourir auprès d’une famille qui n’était pas la sienne. Pourtant, elle était bel et bien là. La porte s’ouvrit finalement, sur un homme qu’elle eut presque envie de reconnaître comme son père : bordel, pourquoi est-ce que subitement elle craignait et enviait le moment où elle rencontrerait son géniteur ?! «
Mademoiselle Alvarez ? Vous pouvez entrer. Nous avons attendu votre arrivée pour ouvrir le Testament. » elle aurait voulu lui répondre que ça n’avait pas été la peine, que cette femme inconnue lui avait sans doute juste légué une broche pour alléger sa conscience, parce qu’elle avait enfanté un connard, ou quelque chose du genre. Les mots restèrent pourtant coincés dans sa gorge, et son cœur rejoignit le nœud au creux de son estomac, au moment où elle entrevit le jeune homme, lui aussi assis dans le bureau. «
Toi ?! » ce type, Joshua. Université de Chicago. Même classe qu’elle. Même nom qu’elle. Tous les deux, ils avaient limite trouvé ça totalement anecdotique, voire carrément marrant. Et ils… «
Oh, vous vous connaissez déjà, alors ? » l’avocat semblait ravi de pouvoir détendre l’atmosphère d’une quelconque manière, et par-dessus l’épaule de celui-ci, elle crut voir le gars aux cheveux noirs ouvrir la bouche pour répondre quelque chose. Mais elle fut plus rapide. «
Non. » non, ils ne se connaissaient pas. Elle avait simplement été stupide de croire qu’il y avait assez d’Alvarez dans ce pays pour qu’il ne soit pas quelqu’un qui portait ce nom de traitres. Ils étaient quoi, alors, cousins ?! Elle le dévisagea en silence. Non, elle ne le connaissait pas. Parce qu’elle ne connaissait aucun Alvarez. Parce que son père s’était cassé, avant même qu’elle n’ait une chance de le retenir.