Chacun de nous est une lune, avec une face cachée que personne ne voit. [scénario de Titouan]

Depuis quand vivez-vous à Chicago ? Cela fait un peu plus d’un mois que j’ai quitté ma vie à New York pour venir m’installer à Chicago. C’est la première fois que je quitte ma ville natale ; j’ai tout plaqué pour tenter ma chance dans cette belle ville qui semble le bon point de départ pour la nouvelle vie qui m’attend.

Que pensez-vous de la ville et de l'université qui s'y trouve ? La ville semble accueillante et chaleureuse, tout ce dont j’avais besoin pour recommencer à zéro.  C’est l’occasion pour moi de découvrir autre chose que ce que je connais déjà et Chicago semble la ville indiquée pour commencer. Quand à son université, d’après ce que j’ai entendu dire, elle est l’une des meilleures. Malheureusement, je ne pourrais en juger par moi-même, ne suivant aucun cursus, même si ce n’est pas l’envie qui me manque.

Et vous, qu'avez-vous fait comme études ? Et où ? Je n’ai jamais eu l’occasion de faire de grandes études et ce n’est pas faute de le vouloir. Petite, je me voyais exceller à l’université, à faire quelque chose de ma vie, seulement, la vie en a décidé autrement et ce n’est qu’avec difficulté que j’ai réussi à terminer le lycée. Les problèmes de ma mère n’aidant pas à se concentrer sur les études ou sur autre chose, j’ai toujours préféré m’échapper de ma réalité avec mes amis, loin de cette réalité qui me consumait à petit feu. C’est tout naturellement que les études sont passées au second plan. J’avais d’autre priorité et les études n’en faisaient pas partie, du moins pour le moment mais, j’espère qu’un jour, tout cela changera.

Dix minutes qu’elle attendait son tour et à dire vrai, elle commençait sérieusement à trouver le temps long. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait déjà quitté les lieux. Malheureusement, cela faisait parti  du deal et elle se devait de le respecter si elle tenait un tant soit peu à sa vie. Certes, elle était misérable mais, c’était sa vie à elle et elle ne permettrait à personne d’en disposer à sa guise. Jouant avec son pendentif, elle se perdit dans ses pensées tandis qu’elle regardait les aiguilles de l’horloge murale avancer comme un escargot. Les circonstances qui l’avaient amenée à être ici lui revinrent à l’esprit. Ce n’était pas comme si elle avait oublié, bien au contraire. Tout restait gravé dans son esprit comme une encre indélébile. La misère, la pauvreté, la souffrance, la solitude. « Mademoiselle Sandoval ! » Enfin, son tour. Pas qu’elle appréciait de venir mais, au moins, ce serait une chose de faite. « Holà Doc’ ! » Sans même poser le regard sur le médecin, Sashenka alla prendre place dans le large canapé qui était devenu, avec le temps, son meilleur ami. Dire qu’elle y passait plus de temps que chez elle était un euphémisme. Même si la situation lui déplaisait, elle avait un étrange sentiment de sécurité entre ces quatre murs et la présence du vieil homme avait quelque chose de rassurant. Sentiment qu’elle n’avait, pourtant, pas l’habitude de ressentir. « Comment te sens-tu aujourd’hui Sashenka ?! » Le Docteur Bernardo Lazarios était un psychologue dont la renommée n’était plus à prouver et qui préférait exercer ses talents avec des jeunes comme elle. La jeune femme se souvenait parfaitement de leur première rencontre, quelques années plus tôt. Elle fêtait à peine ses seize ans lorsqu’elle avait quitté la maison de correction qui faisait office de nouvelle maison pour la jeune fille. Deux ans qu’elle y était, deux ans qu’elle se pliait aux règles et deux ans qu’elle pensait à sa sortie. Malheureusement, ce n’était pas aussi simple. Elle devait se rendre régulièrement chez le psy pour sa réinsertion dans la communauté, cela faisait partie du deal. Comme si allait voir un psy l’aiderait à se sentir mieux ou à avoir une vie meilleure. Son incarcération n’avait rien changé à part le fait qu’elle faisait, aujourd’hui, plus attention lorsqu’elle se retrouvait dans des situations illégales. « J’ai dû emmener ma mère à l’hosto’….pour ça que je n’suis pas venue comme d'hab'… » Au départ, les séances étaient silencieuses, elle ne parlait pas beaucoup. Que pouvait-elle bien dire à un parfait inconnu. Surtout que sa vie n’avait rien de palpitant. Seulement, avec les séances qui se succédaient et les années qui passaient, la brunette avait fini par se confier. Elle en avait bien besoin et ce malgré ses tentatives de faire croire le contraire. Le vieil homme avait su s’armer de patience et cela avait payé. Aujourd’hui encore, il savait pertinemment qu’elle ne lui disait pas toute la vérité mais, il avait tout de même réussi à avoir sa confiance. Chose quasi-impossible lorsque l’on connaissait la jeune femme. « Et comment va-t-elle ? » Un long soupir s’échappa de ses douces lèvres tandis que son regard se perdait au loin. Que pouvait-elle répondre à cette question. « Déjà vu mieux. » En même temps, c’était sa mère. Rien de surprenant, une fois sur deux, elle devait la conduire de toute urgence à l’hôpital pour un lavage d’estomac. La routine quoi. Entre les médicaments qu’elle ingérait comme des petits bonbons et l’alcool qu’elle buvait comme d’autres buvaient de l’eau, c’était un miracle qu’elle soit encore en vie. Sashenka avait espéré qu’avec le temps, sa mère redevienne ce qu’elle avait été autrefois. Une mère attentionnée et aimante. Une image de sa mère qu’elle n’avait que rarement vu, dans un passé lointain, quasi-inexistant. D’aussi loin qu’elle se souvienne, sa mère avait été à peu près normal que les premières années de sa vie et à bien y repenser, la jolie brune se demandait si Maria n’avait pas toujours été ainsi sans qu’elle ne s’en souvienne. L’absence de son père y était pour beaucoup et la rage qui s’éveillait à l’évocation de cet individu aurait bien pu lui faire commettre l’irréparable. « Elle devrait sortir demain. » Continua-t-elle comme si de rien n’était. Il connaissait son histoire, sa vie misérable et ses envies d’autre chose. Une vie meilleure, d’autres perspectives, un futur plus plaisant. Toutes ces choses qu’elle n’avait jamais eues et dont elle ne pouvait rêver. Cependant, aujourd’hui, en croisant le regard de sa patiente, le médecin comprit que quelque chose avait changé. Une étincelle dans ses prunelles avait pris la place de cette sempiternelle tristesse qu’il lui connaissait. Et sans même avoir à poser la question, Sashenka répondit à ses interrogations. « Je pars, je quitte la ville… » Commença-t-elle en triturant son pendentif, signe de nervosité. Elle ancra son regard dans celui du vieil homme. « Je sais à quoi vous pensez mais, c’qu’il y a de mieux à faire…Pour toutes les deux… » Elle aimait sa mère, c’était indéniable mais, pour leur bien à toutes les deux, elle devait trouver mieux. Elle devait s'échapper de sa routine qui la tuait à petit feu. « Si je reste ici, on finira mal toutes les deux, vous l'savez bien… » Elle ne fit pas allusion au mot qu’elle avait trouvé dans le livre de ce Kerouac qu’elle ne connaissait d’ailleurs pas. Ce Titouan l’avait intrigué et en même temps, il lui avait offert une porte de sortie sans même le savoir. Bien sûr, cela signifiait beaucoup de choses, à commencer par quitter Dante. Ce n’était pas la meilleure idée qu’elle avait eu mais, ce trafiquant de drogues qui lui servait de fiancé n’avait rien changé à sa vie. Vivre illégalement ne la dérangeait pas le moins du monde mais, que ça serve au moins à quelque chose. Le plaquer signerait surement son arrêt de mort mais, elle en avait marre de sa routine, de sa pauvreté et elle aspirait à du changement et vivre dangereusement était ce qu’elle aimait plus que tout au monde. « Vous ne vous débarrasserez pas de moi aussi facilement Doc’ ! » Et pour la première fois en cinq ans, le Docteur Lazarios vit un sourire sincère sur ce visage qu’il ne connaissait que trop bien. Sashenka se sentait bien, l’inconnu ne lui faisait pas peur. En tout cas, rien ne pouvait être pire que ce qu’elle ne connaissait déjà. Elle avait dû s’occuper de sa mère alcoolique durant toute sa vie, ne lui laissant pas l’occasion d’étudier comme toutes les filles de son âge, elle avait ensuite connue la maison de correction, la drogue, les amis qu’on qualifiait de douteux mais, qui était toujours présent pour elle. Il était temps pour elle de se prendre en main et d’écrire elle-même son futur. A présent, son avenir lui appartenait.