Amos ❝ vie anthracite ❞

Depuis quand vivez-vous à Chicago ? Quelques années à errer, à se dessécher. Dans les rues où le soleil n'ose pas briller. Il traîne les jolis soirs, comme ces millions d'attardés, sans trop savoir où aller. Entre l'ignorance des uns et la médisance des autres. Il s'ancre dans l'asphalte, son vieux journal sous le bras. Entre les tristes du trottoir, il gratte le plomb de la mine de son crayon, semant ainsi, les vestiges de sa petite existence. Il imprime le frisson qui l'a submergé lorsque ses lèvres ont effleurées sa peau nue. - Son émerveillement lorsque ses yeux se sont penchés sur ses arrondies magnifiques. - Son sourire lorsqu'il a goûté au salé de sa sueur. - Son plaisir lorsqu'il l'a entendu gémir contre ses lèvres essoufflées. - Ou encore, cette intensité qu'il a ressentie devant ses longs cils et ses beaux yeux bleus. (...) Parfois, il décrit simplement les gens - Les ridules aux extrémités des prunelles quand s'étend un sourire. - L'élégance frêle d'un poignet qui se tend pour quérir quelque objet à sa portée. - Les nuances de couleurs sur les peaux. - Les sourires qui défoncent le cœur et renverse l'âme. - Les corps qui veulent corréler. - Les mains qui veulent s'enlacer. (...) Amos, il écrit pour lui. Des mots maladroits. Solitaire ou en troupeaux. Pour se souvenir ou pour effleurer, ces moments passé, qu'il a apprécié.

Que pensez-vous de la ville et de l'université qui s'y trouve ? C'est avec la fureur des bolides américains qu'il sillonne la ville, à bord de son pick-up. Le genre de fichue bagnole qui crache un nuage de poussière avant de démarrer. (De quoi ternir davantage ce beau paysage) Il gratte doucement l'âge de la retraite, mais malgré l'usure, il n'est pas prêt pour les ordures. C'est penché sur la fenêtre de son auto, l'arôme du joint coincé entre ses lèvres, qu'il force les plus maigrichons à resserrer leur étreinte autour de leur copine. - Les petites vieilles à changer de trottoir. - Les mamans à éloigner leurs enfants. Il ne veut pas se noyer dans une marée humaine de gens, Amos. Il se sent moins à l'étroit entre ses quatre murs dépeint de charme que dans toutes ces ruelles bordées de buildings démesurés qui ne semblent pas finir. (...)

Et vous, qu'avez-vous fait comme études ? Et où ? Amos, il ne fait rien de sa vie. Rien du tout. Il dit qu'il s'efforce de comprendre le monde et que ça lui prend du temps. Alors, il passe ses journées, entre quatre murs, la main dans le froc. Il n'a pas de grandes ambitions, il veut seulement creuser son trou. C'est un badaud. Malgré une intelligence exacerbée, ses absences récurrentes et son indifférence vis-à-vis de ses professeurs ont eu raison de son renvoi de l'université de Chicago.

Les métros sont bondés, les restaurants comblés, les têtes teintées de petits soucis, de gros tracas et parfois même, de lourds fracas. Amos, passif, glisse hors du monde. Pourtant, il reste plein, débordant. Le soleil n’a pas besoin de lui pour briller et la lune met le voile sur sa silhouette-funambule, les soirs de pleine lune.  Étendu à l'arrière de son pick-up, emmitouflé dans une couverture effilée. Amos, il se rassasie d'étoiles, les beaux soirs. Il s'imagine petit oiseau à mille années lumières. Il se veut comète ardente, qui entrave les cœurs et bouscule l'errance des corps. Une seconde. Un instant. Un rien qui s'éternise. L'aiguille qui file et qui l'empêche simplement d'exister. Amos, il ne manque nulle part. Il ne laisse pas de vide. Il ne creuse pas de trou béant dans les âmes. Il ne laisse pas de goût amer dans le fond des gorges. Il sème un peu ici, un peu là-bas. Le souvenir d'une peau qu'il a caressée. Des sourires qu'il a arrachés. Des prunelles qu'il a dévorées et les draps qui l'ont effleuré toute une nuit, gardent le salé de sa sueur, presque une vie. Il aurait voulu être indispensable. À quelque chose ou à quelqu'un.

C'est un de ces soirs si monotones qu'on pourrait prendre cette platitude pour l'essence même de la vie. On trouve alors, dans la défonce, la panacée de nos maux. Une douce amnésie de l'ennui. La poudre blanche, dix fois centenaire, fascine par sa capacité à exciter et anesthésier. Elle est ce support tourbillonnant, coup de fouet à la faiblesse du corps mis à l'épreuve. Avec la cocaïne, on est comme un papillon de nuit piégé par la lumière et on s'embrase pour étancher sa soif d'un peu d'éclat.  Amos, il a vu des gens consommer et se consumer, puis, en redemander. - Il a vu l'euphorie et la toute-puissance. L'insomnie et l'amnésie d'une activité psychique débordante. Il a vu et vécu ces effets capiteux et destructeurs. - Il a aussi connu le froid que suscite l'extinction du brasier. - Il a vu la dépression et la paranoïa. - Il a vu le délire, la violence et les convulsions. - La descente n'est jamais belle. Elle est affreuse. Pour autant, il n'a pas peur, Amos. Il l'a vu de si près qu'il connait ses traits comme son reflet dans le miroir. L'habitude ôte à la laideur son caractère rebutant. Il l'évite tant qu'il le peut, préférant à Charlie, ses consœurs Marie-Jeanne et Ecstasy, ou parfois, le bio et ses salades colorées de champignons. Ce soir, la lune s'est habillée d'épais nuage noir. Ce soir, il n'y a pas d'étoiles. Ce soir, il en veut. C'est un de ces soirs si monotones. (...)

L'errance. Il déambule dans la rue d'un pas précipité, comme s'il avait quelque part où aller. Il marche vers l'oubli, vers l'ignorance de ce qui fut et n'est pas passé. De ce qui frappe et écorche encore le cœur. Ce soir, il voudrait prendre sa revanche contre celle qui l'a construit, puis détruit. Alors il a fumé, bu derrière un bar. Et alors, il a souri aux lumières de la nuit.